La représentation de la chanson québécoise dans le cinéma québécois - Première partie : Distinction
Dossier
L'histoire du cinéma et celle de la chanson sont souvent liées même si nous
oublions bien maintes fois de faire la distinction entre musique de cinéma et chanson de
cinéma. Il est déjà très intéressant de constater que le tout premier film parlant de
l'histoire du cinéma s'intitulait justement The Jazz Singer (Le chanteur de jazz) (1927).
Si l'anecdote est amusante, il n'en demeure pas moins qu'il s'agissait déjà d'une
première alliance entre les deux médiums qui, avec le temps, deviendra un mariage
fréquemment prononcé.
Dès les toutes premières projections du cinématographe, le cinéma et la chanson sont très rapidement associés l'un avec l'autre. Au début, les chansons accompagnaient déjà les films durant les projections quand elles ne servaient pas carrément d'appâts pour attirer les spectateurs dans les salles afin de les familiariser avec le cinématographe. Plus tard, quand le cinéma deviendra parlant, pour ne pas dire «chantant», les chansons seront intégrées directement dans les bandes sonores des fictions et des documentaires. Contrairement à la musique de film, la chanson de film possède ses caractéristiques spécifiques qui feront en sorte de créer divers sentiments et impressions chez le spectateur. En fait, c'est en grande partie à cause du texte ou des paroles la constituant que la chanson se distingue de la musique. Il ne faut pas oublier l'aspect plus populaire et commercial qu'on lui accorde très souvent. De la salle de projection à la mémoire des gens, nous verrons ici que la chanson de cinéma a un impact important dans les sociétés (comme c'est le cas du Québec) qui les voient naître, cela tant au niveau psychologique que dans le domaine du social et du politique. Si la chanson a depuis toujours accompagné les êtres humains dans leur quotidien, dans leurs fêtes, dans leurs peines, dans leurs tristesses ainsi que dans leurs grands bonheurs, elle a fait de même avec le cinéma.
En consultant la documentation en ce qui a trait à la musique de cinéma, force est d'admettre que l'aspect «chanson» a depuis longtemps été soit oublié, soit négligé. Alors que de nombreux ouvrages sur la musique ou le son au cinéma négligent de faire la distinction entre musique et chanson, d'autres écrits, quant à eux, ignorent complètement la chanson. Est-ce par désintérêt ou par snobisme?
Distinction entre musique et chanson
Nous verrons ici qu'au Québec, l'évolution de la cinématographie est étroitement liée à celle de la chanson. Par contre, il y a souvent confusion entre musique de cinéma et chanson de cinéma. Si le mariage entre musique et cinéma a été célébré à de nombreuses reprises, celui de la chanson et du cinéma en est encore à ses premiers émois. Non pas que l'alliance entre chanson et cinéma soit plus récente, bien au contraire, mais on a longtemps omis de faire la distinction entre les deux et par le fait même, de mettre les rôles joués par chacun de ces médiums en perspective en fonction de leurs spécificités respectives. Dans les faits, cinéma, musique et chanson sont trois formes de langage bien distinctes. La distinction principale entre musique et chanson se situe d'ailleurs au niveau du texte qui par ce fait, en plus de ramener directement à l'idée même du langage, permet à diverses communautés ou sociétés de s'approprier les mots qui expriment directement ou indirectement ce qu'ils sont. Plusieurs auteurs s'accordent pour donner un langage régional à la chanson en opposition au langage universel de la musique. La chanson et le cinéma d'ici forment ensemble un noyau solide, servant à la fois de distraction culturelle et de miroir d'une identité collective.
Pour Bernard Brugière, il s'agit de la problématique de l'art dans l'art, d'un passage d'un code sémiologique à un autre. En ce sens, l'utilisation même de la musique dans une oeuvre cinématographique peut causer problème. Alors que je parle de décrochage, il y voit une forme de rejet : « Il y a introduction à force, d'une structure temporelle d'un autre tempo, radicalement hétérogène : un phénomène de rejet tend à se produire, pareil à celui d'une gencive qui proteste contre un implant. C'est assurément avec les arts (littérature, cinéma) capables d'en accueillir plusieurs autres que se pose le plus clairement le problème des greffes, des sutures possibles entres codes différents. »[1] En fait, ce qui peut causer problème semble se situer principalement au niveau de la pluralité des interprétations. Un peu comme si les deux systèmes de codes se retrouvaient en confrontation au lieu d'être complices d'une interprétation commune.
Dans cette perspective, une chanson contient la problématique de l'art dans l'art en elle-même, car elle se situe à la rencontre de la littérature et de la musique. À ce niveau, Brugière semble rejoindre l'idée de Laurent Jullier, [2] qui prétend que la chanson de cinéma nécessite une autre forme d'évaluation (au niveau de la réception), car elle porte en elle un double caractère qu'il qualifie de son « hybride » c'est-à-dire un croisement entre des paroles et la musique. L'auteur classe les sons selon deux axes : un axe vertical (la musique) et un axe horizontal (le verbal). De ce fait, Jullier situe la chanson au croisement de ces deux axes. En réalité, c'est la barrière de la langue qui fait de la chanson un médium de type « régional » contrairement à la musique, qui elle se veut de type « international ». Conséquemment, le rapport son et image d'un film qui a une ou plusieurs chansons comme bande sonore présuppose d'une certaine manière que la portée « significative » ne peut que se limiter à un bassin de population susceptible de connaître préalablement la chanson (qu'elle soit ou non associée à un événement symbolique, social ou personnel) et de maîtriser la langue dans laquelle la chanson est interprétée afin de pouvoir en saisir le sens (et la symbolique si tel est le cas).
En se référant à ce principe, on est en mesure de considérer la chanson comme un élément autonome du film qui, une fois juxtaposé à l'image, peut prendre différentes significations pour chaque spectateur qui assiste à la projection d'une oeuvre cinématographique et ainsi créer une pluralité d'expériences diverses. Ici, on peut voir un rapprochement avec la musique, dans l'idée d'interpréter objectivement ou non une oeuvre musicale. « Il ne s'agit pas d'en faire un modèle unique et parfait. Mais de comprendre exactement l'enseignement qu'on peut en retenir. En d'autres termes : l'interprétation commence, non pas quand la subjectivité de l'interprète gonfle la réalité du texte musical (ce qui serait joué avec un sentiment), mais quand il laisse courir sur les trajectoires de ses propres ambitions objectives. Le mouvement qui éloigne de la reproduction pure et simple d'un texte musical ne vient donc pas de l'extérieur, de la subjectivité : c'est un mouvement qui existe en puissance à l'intérieur de n'importe quel texte. » [3] Ainsi, c'est par un chevauchement de diverses subjectivités que naissent les interprétations qu'apporte la chanson dans son caractère distinct et la formule est simple: musique + texte + interprétation. Si celui qui connaît très bien la chanson proposée peut se plonger dans les souvenirs qui sont reliés à l'écoute de cette chanson, celui qui ne l'a jamais entendu ira plus vers une de ces deux hypothèses : soit il ne portera pas attention à la chanson, continuant alors à se concentrer sur la projection du film, ce qui n'entraîne ici aucun décrochage, soit son attention sera détournée vers la chanson (vers le texte ou la musique) mais dans un processus de découverte d'une oeuvre dans une oeuvre. Dans ce dernier cas, il est possible qu'il ait le goût de se procurer un album sur lequel figurait cette chanson, que ce soit l'album de la bande sonore du film ou encore l'album original où figure cette chanson. Mais dans ce cas-ci, le spectateur décroche momentanément, une forme de rejet temporaire, selon Brugière.
Alessandro Baricco y voit plus une rencontre entre la musique et les attentes du public, qui y voit là une forme d'interprétation déjà avancée par l'auteur. Comme si l'humanité, qui ne savait plus comprendre la nature de la musique dite « cultivée » ou « savante », y trouvait une forme de compromis. Certains pourraient y voir là une preuve que le public recherche avant tout la facilité. « S'il y a aujourd'hui une humanité offensée et il y en a une -, elle ne désire certainement pas être représentée par une série dodécaphonique ou d'extravagants exercices de structuralisme. Elle ne prétend d'ailleurs pas à beaucoup : elle arrive même, parfois, à trouver une délivrance dans le néant d'une chanson commerciale. Mais ce qu'elle attend, c'est la complicité d'une langue qui dise le réel, non qui se dise elle-même. » [4] Bien qu'il ne considère que très peu l'aspect chanson dans l'univers de la musique, il est tout de même intéressant de constater que c'est au niveau du langage que la chanson trouve sa spécificité. Voilà pourquoi le public l'apprécie : il se retrouve en mesure de la comprendre et éventuellement de s'y identifier. Mais ce qui est le plus intéressant dans la théorie de Baricco, c'est que sa vision de la nouvelle musique requiert selon lui un mode d'interprétation semblable à celui du cinéma. Pour Alessandro Baricco : « Tout cela montre un système de représentation et un modèle de spectacle différent de ceux qui étaient proposés par la symphonie classique, et plus généralement par la musique cultivée. Il est important qu'il demande au spectateur un type d'attitude, de décodage, de consommation, très proche de celui que demande le cinéma. ». [5] Voilà un fait que l'auteur décrit lui-même comme étant un paradoxe. Si sa conception de la musique plus commerciale ressemble beaucoup à celle d'Adorno, il ne fait toutefois pas preuve d'un mépris aussi grand! « Il se dégage un type musical qui, nonobstant sa prétention inébranlable au sérieux et au moderne, s'assimile à la culture de masse avec une débilité mentale calculée », [6] dixit Adorno, en parlant de la nouvelle musique. Pour ce qui est de la chanson, elle fait selon lui office de distraction, qui n'a pour but que de détourner le public de la véritable culture. « [ ] les auditeurs étant distraits par les réminiscences de ces refrains stupides, mais encore la sacro-sainte musique traditionnelle elle-même s'est assimilée, par son interprétation et pour l'existence des auditeurs, à la production commerciale de masse, ce qui ne laisse pas intacte sa substance. » [7] En somme, la chanson ne peut être que commerciale. Des préjugés de la sorte, qui ont longtemps témoigné de la valeur culturelle qu'on conférait à la chanson, sont sans doute à l'origine du fait qu'il a fallu attendre longtemps avant qu'on s'intéresse à la chanson comme sujet d'étude sérieux. Encore là, l'intérêt est venu de sociologues en tout premier lieu, comme Edgar Morin à titre d'exemple, et non de musicologues.
Pour Robert Léger, le chant est une forme d'expression existant depuis le berceau
de la civilisation: « La musique sert à exprimer les émotions de l'âme humaine et depuis
la nuit des temps, elle accompagne les divers moments des collectivités, de la naissance
jusqu'à la mort. »[8] La chanson d'ici est une synthèse entre la chanson classique
française (Nouvelle-France), la musique d'influence anglaise et irlandaise (à la suite de
la conquête), ainsi que l'influence du modèle de chanson amérindienne qui s'y est greffé
avec le temps, mais beaucoup plus tard (ironiquement). En effet, selon l'Encyclopédie de
la musique au Canada : « La musique des Amérindiens et Inuit a aussi attiré l'attention
des compositeurs après la Deuxième Guerre mondiale, même si le nombre de recueils de
mélodies publiées demeure restreint. L'utilisation la plus fréquente ou la libre invention
de ce type de matériau se rencontre dans des oeuvres d'envergure. ». [44] Par exemple, il
y a Monsieur l'Indien, une chanson-poème de Claude Péloquin, reprise par le groupe
French B., qui reproduit des percussions amérindiennes. Il y aussi le groupe Les Colocs,
dont les mélodies sont directement inspirées des rythmes amérindiens.
Dans la vie quotidienne, la chanson est associée au travail, au plaisir et aux revendications : en somme, elle « accompagne tous les moments de l'existence humaine ». [9] Léger soutient même l'idée qu'au Québec la valeur de la solidarité trouve écho dans les chansons à répondre, formant ainsi une société plus forte qui transmet certaines valeurs que cette même société engendre. Pauline Julien affirmait que la chanson est la mémoire même d'un peuple (le cinéma l'est aussi). Bruno Roy soutient que nous avons « privilégié l'aspect sémantique (idée ou chose soutenue) comme source de valeur. La réalité ontologique de la chanson québécoise se révélera plus nettement et est dépositaire de l'héritage des traditions nationales. » [10] L'histoire du Québec, étant marquée par sa quête d'identité, d'affranchissement et de survie, le thème de la politique ne peut qu'être récurrent dans l'histoire de la chanson d'ici. Mais son histoire, tout comme celle du cinéma en est une de langage. « La chanson, pense Vigneault, a même été l'occasion de la première rencontre de la population avec l'art du langage. Elle est le grand genre d'expression de l'entité ethnique qu'est le Québec, renchérit Gérard
Bergeron. Elle est le point où s'est cristallisée la rencontre du public avec lui-même,
grâce aux chansonniers, catalyseurs, faiseurs de catharsis, miroirs des gens qui les
écoutent »[11] La chanson et le cinéma sont des médiums qui ont cette particularité du
langage comme spécificité. Le parler « québécois », comme plusieurs se plaisent à le
nommer, est unique et il diffère du français parlé en France et dans l'ensemble de la
francophonie. L'union entre cinéma et chanson aurait-elle le pouvoir de créer quelque
chose de plus fort encore? Pour reprendre les mots de Roy, le Québec est un lieu isolé
dans une Amérique anglophone. L'importance de la parole et des mots (ceux de la
chanson, du cinéma ainsi que ceux qui sont provoqués par leur alliance ou leur
rencontre) est donc d'autant plus vitale. Pour Miron, elle constitue l'affirmation du soi
social. Dans Pays intime, Jean Royer écrit : « Par ces poètes et par ce besoin du public
de les entendre, l'avènement de la parole est devenu un événement. » [12] Il fait ici
référence au phénomène des boîtes à chansons très populaires dans les années 1960.
Une autre distinction importante qu'il faut faire est celle entre chanson originale de film et chanson du répertoire chansonnier utilisée dans la bande sonore d'un film. La différence s'impose principalement lors de la sortie d'un film, car à ce moment, les chansons sont inconnues du public. Cette donnée sera modifiée par le temps, alors que la chanson prendra sa place dans la mémoire collective (si tel est le cas) et que le spectateur qui visionnera le même film quelques années plus tard aura un contact différent avec la chanson. Prenons le cas de la chanson Le Coeur est un oiseau, composé par Richard Desjardins pour le film Le Party (1989) de Pierre Falardeau. On a ici un très bon exemple d'une chanson qui a su se créer une carrière autonome dans l'histoire de la chanson d'ici, au point tel que plusieurs personnes ignorent que la chanson a été créée pour la bande sonore d'un film. Un spectateur qui découvrirait le film aujourd'hui risquerait fort probablement de connaître cette chanson; ainsi, il ne vivrait pas la même expérience que celui qui a vu le film lors de sa création. Certaines chansons de films deviennent même phénomène de société, comme ce fut le cas pour la chanson du film Les Boys (1997).
Si la chanson d'ici occupe une place importante dans notre cinématographie, il faut aussi mentionner que la collaboration entre les deux médiums se retrouve également dans « l'inter-référentialité » entre les deux formes d'art. De nombreux films de type documentaire ont été faits sur des auteurs et compositeurs du Québec. Par exemple, le film : Je chante pour (1972), réalisé par John Howe, porte sur la carrière musicale de Gilles Vigneault. On peut aussi retrouver plusieurs chanteurs et compositeurs dans des rôles de fiction au cinéma : Robert Charlebois dans le film de Jean-Pierre Lefebvre Jusqu'au coeur (1968), Claude Gauthier qui a participé à de nombreuses productions cinématographiques, de Entre la mer et l'eau douce (1967) (avec Georges D'Or) à Quand je serai parti vous vivrez encore (1999) de Michel Brault, Plume Latraverse dans Tendresse ordinaire (1973) de Jacques Leduc, Jean-Pierre Ferland dans le film Chanson pour Julie (1976) de Jacques Vallée ou encore Louise Forestier dans IXE-13 (1972) de Jacques Godbout (comédie musicale avec Les Cyniques). Notons aussi le cas particulier de Les Ordres (1974) de Michel Brault qui met à la fois en vedette Louise Forestier, Claude Gauthier ainsi que Jean Lapointe. Le cinéma actuel n'y échappe pas. On a récemment pu reconnaître la chanteuse Andrée Watters dans le film pour adolescents À vos marques; Party (2007) de Frédérique D'Amour ou encore Mitsou dans Coyote (1992) de Richard Ciupka ainsi que dans Les Invasions barbares (2004) de Denys Arcand et dans L'Odyssée d'Alice Tremblay (2002) de Denise Filiatrault, film dans lequel on peut également remarquer la performance de France d'Amour que l'on a aussi pu voir dans Les Boys III (2001). Si la chanson s'impose dans le cinéma québécois, il faut mentionner que de nombreuses chansons ont choisi le cinéma comme thématique: Hollywood Freak de Diane Dufresne, Luc Plamondon et François Cousineau, Comme au Cinéma de Sébastien Lacombe, Cinéma Cinéma de Gilles Carle interprétée par Chloé Sainte-Marie (qui se trouve à être également la bande sonore d'un documentaire de Gilles Carle portant sur le cinéma, qui s'intitule tout comme la chanson, Moi je me fais mon cinéma (1998).
Du côté de Michel Chion, il distingue également la chanson de la musique de cinéma. Il affirme : « Qu'a de spécifique une chanson, par rapport à une autre forme musicale? D'abord de répéter un refrain, donc de présenter la musique en tant que reprise textuelle; mais aussi de permettre d'accoler des paroles différentes sur la même musique de couplet, et ainsi d'accuser ce qu'ont de magique et de troublant l'arbitraire et la gratuité du rapport parole/musique- par opposition à la mélodie continue de l'aria d'opéra ou du style wagnérien. Le cinéma parlant, dans la mesure où il joue lui-même d'effets de superpositions aléatoires et contingentes (les paroles d'un personnage mises sur l'image d'un autre, une musique en «contrepoint» avec une scène parallèle), ne peut qu'être intéressé par une telle situation. Une chanson est en même temps le symbole de ce qui pour chacun d'entre nous est lié au plus intime de son destin, de ses émois, tout en restant libre comme l'air, et en demeurant la chose du monde la plus partagée, la plus commune, puisqu'elle est l'aspect le plus vulgarisé, le moins ésotérique, le plus anonyme de la musique. Un air de chanson est aussi parfois un chiffre, un code : le code des paroles implicite auquel il renvoie, même quand on ne les entend pas, et qui sont comme l'inconscient des notes. » Pour Chion, la chanson sert avant tout à créer un effet de circulation dans le film : « La chanson est cet élément simple et caractéristique, symbole d'un destin enfermé en quelques notes et en quelques mots, qui peut se promener dans tout un film, siffloter, chantonner, entonner avec ou sans paroles, dans l'écran ou depuis la fosse. Elle incarne, au cinéma, le principe même de circulation. Casablanca est l'archétype de cette situation, celle d'une chanson associée aux moments les plus heureux du couple, As time goes by. »
[1] Brugière, Bernard L'art dans l'art, p. 9 et 10
[2] Laurent Jullier, Le son au cinéma, chapitre 4
[3] Laurent Jullier, Le son au cinéma, chapitre 4
[4] Alessandro Baricco, L'âme de Hegel et la vaches du Wisconsin, p. 93
[5] Alessandro Baricco, L'âme de Hegel et la vaches du Wisconsin, p. 122
[6]Théodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, p. 16
[7] Théodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, p. 20
[8] Robert Léger, La chanson québécoise en question, p. 7
[9] Robert Léger, La chanson québécoise en question, p. 7
[10] Bruno Roy, Et cette Amérique chante en Québécois, p. 12
[11] Bruno Roy, Et cette Amérique chante en Québécois, p. 19
[12] Bruno Roy, Et cette Amérique chante en Québécois, p. 30
[44] Encyclopédie de la musique canadienne, site Web. encyclopédiecanadienne.ca
Dès les toutes premières projections du cinématographe, le cinéma et la chanson sont très rapidement associés l'un avec l'autre. Au début, les chansons accompagnaient déjà les films durant les projections quand elles ne servaient pas carrément d'appâts pour attirer les spectateurs dans les salles afin de les familiariser avec le cinématographe. Plus tard, quand le cinéma deviendra parlant, pour ne pas dire «chantant», les chansons seront intégrées directement dans les bandes sonores des fictions et des documentaires. Contrairement à la musique de film, la chanson de film possède ses caractéristiques spécifiques qui feront en sorte de créer divers sentiments et impressions chez le spectateur. En fait, c'est en grande partie à cause du texte ou des paroles la constituant que la chanson se distingue de la musique. Il ne faut pas oublier l'aspect plus populaire et commercial qu'on lui accorde très souvent. De la salle de projection à la mémoire des gens, nous verrons ici que la chanson de cinéma a un impact important dans les sociétés (comme c'est le cas du Québec) qui les voient naître, cela tant au niveau psychologique que dans le domaine du social et du politique. Si la chanson a depuis toujours accompagné les êtres humains dans leur quotidien, dans leurs fêtes, dans leurs peines, dans leurs tristesses ainsi que dans leurs grands bonheurs, elle a fait de même avec le cinéma.
En consultant la documentation en ce qui a trait à la musique de cinéma, force est d'admettre que l'aspect «chanson» a depuis longtemps été soit oublié, soit négligé. Alors que de nombreux ouvrages sur la musique ou le son au cinéma négligent de faire la distinction entre musique et chanson, d'autres écrits, quant à eux, ignorent complètement la chanson. Est-ce par désintérêt ou par snobisme?
Distinction entre musique et chanson
Nous verrons ici qu'au Québec, l'évolution de la cinématographie est étroitement liée à celle de la chanson. Par contre, il y a souvent confusion entre musique de cinéma et chanson de cinéma. Si le mariage entre musique et cinéma a été célébré à de nombreuses reprises, celui de la chanson et du cinéma en est encore à ses premiers émois. Non pas que l'alliance entre chanson et cinéma soit plus récente, bien au contraire, mais on a longtemps omis de faire la distinction entre les deux et par le fait même, de mettre les rôles joués par chacun de ces médiums en perspective en fonction de leurs spécificités respectives. Dans les faits, cinéma, musique et chanson sont trois formes de langage bien distinctes. La distinction principale entre musique et chanson se situe d'ailleurs au niveau du texte qui par ce fait, en plus de ramener directement à l'idée même du langage, permet à diverses communautés ou sociétés de s'approprier les mots qui expriment directement ou indirectement ce qu'ils sont. Plusieurs auteurs s'accordent pour donner un langage régional à la chanson en opposition au langage universel de la musique. La chanson et le cinéma d'ici forment ensemble un noyau solide, servant à la fois de distraction culturelle et de miroir d'une identité collective.
Pour Bernard Brugière, il s'agit de la problématique de l'art dans l'art, d'un passage d'un code sémiologique à un autre. En ce sens, l'utilisation même de la musique dans une oeuvre cinématographique peut causer problème. Alors que je parle de décrochage, il y voit une forme de rejet : « Il y a introduction à force, d'une structure temporelle d'un autre tempo, radicalement hétérogène : un phénomène de rejet tend à se produire, pareil à celui d'une gencive qui proteste contre un implant. C'est assurément avec les arts (littérature, cinéma) capables d'en accueillir plusieurs autres que se pose le plus clairement le problème des greffes, des sutures possibles entres codes différents. »[1] En fait, ce qui peut causer problème semble se situer principalement au niveau de la pluralité des interprétations. Un peu comme si les deux systèmes de codes se retrouvaient en confrontation au lieu d'être complices d'une interprétation commune.
Dans cette perspective, une chanson contient la problématique de l'art dans l'art en elle-même, car elle se situe à la rencontre de la littérature et de la musique. À ce niveau, Brugière semble rejoindre l'idée de Laurent Jullier, [2] qui prétend que la chanson de cinéma nécessite une autre forme d'évaluation (au niveau de la réception), car elle porte en elle un double caractère qu'il qualifie de son « hybride » c'est-à-dire un croisement entre des paroles et la musique. L'auteur classe les sons selon deux axes : un axe vertical (la musique) et un axe horizontal (le verbal). De ce fait, Jullier situe la chanson au croisement de ces deux axes. En réalité, c'est la barrière de la langue qui fait de la chanson un médium de type « régional » contrairement à la musique, qui elle se veut de type « international ». Conséquemment, le rapport son et image d'un film qui a une ou plusieurs chansons comme bande sonore présuppose d'une certaine manière que la portée « significative » ne peut que se limiter à un bassin de population susceptible de connaître préalablement la chanson (qu'elle soit ou non associée à un événement symbolique, social ou personnel) et de maîtriser la langue dans laquelle la chanson est interprétée afin de pouvoir en saisir le sens (et la symbolique si tel est le cas).
En se référant à ce principe, on est en mesure de considérer la chanson comme un élément autonome du film qui, une fois juxtaposé à l'image, peut prendre différentes significations pour chaque spectateur qui assiste à la projection d'une oeuvre cinématographique et ainsi créer une pluralité d'expériences diverses. Ici, on peut voir un rapprochement avec la musique, dans l'idée d'interpréter objectivement ou non une oeuvre musicale. « Il ne s'agit pas d'en faire un modèle unique et parfait. Mais de comprendre exactement l'enseignement qu'on peut en retenir. En d'autres termes : l'interprétation commence, non pas quand la subjectivité de l'interprète gonfle la réalité du texte musical (ce qui serait joué avec un sentiment), mais quand il laisse courir sur les trajectoires de ses propres ambitions objectives. Le mouvement qui éloigne de la reproduction pure et simple d'un texte musical ne vient donc pas de l'extérieur, de la subjectivité : c'est un mouvement qui existe en puissance à l'intérieur de n'importe quel texte. » [3] Ainsi, c'est par un chevauchement de diverses subjectivités que naissent les interprétations qu'apporte la chanson dans son caractère distinct et la formule est simple: musique + texte + interprétation. Si celui qui connaît très bien la chanson proposée peut se plonger dans les souvenirs qui sont reliés à l'écoute de cette chanson, celui qui ne l'a jamais entendu ira plus vers une de ces deux hypothèses : soit il ne portera pas attention à la chanson, continuant alors à se concentrer sur la projection du film, ce qui n'entraîne ici aucun décrochage, soit son attention sera détournée vers la chanson (vers le texte ou la musique) mais dans un processus de découverte d'une oeuvre dans une oeuvre. Dans ce dernier cas, il est possible qu'il ait le goût de se procurer un album sur lequel figurait cette chanson, que ce soit l'album de la bande sonore du film ou encore l'album original où figure cette chanson. Mais dans ce cas-ci, le spectateur décroche momentanément, une forme de rejet temporaire, selon Brugière.
Alessandro Baricco y voit plus une rencontre entre la musique et les attentes du public, qui y voit là une forme d'interprétation déjà avancée par l'auteur. Comme si l'humanité, qui ne savait plus comprendre la nature de la musique dite « cultivée » ou « savante », y trouvait une forme de compromis. Certains pourraient y voir là une preuve que le public recherche avant tout la facilité. « S'il y a aujourd'hui une humanité offensée et il y en a une -, elle ne désire certainement pas être représentée par une série dodécaphonique ou d'extravagants exercices de structuralisme. Elle ne prétend d'ailleurs pas à beaucoup : elle arrive même, parfois, à trouver une délivrance dans le néant d'une chanson commerciale. Mais ce qu'elle attend, c'est la complicité d'une langue qui dise le réel, non qui se dise elle-même. » [4] Bien qu'il ne considère que très peu l'aspect chanson dans l'univers de la musique, il est tout de même intéressant de constater que c'est au niveau du langage que la chanson trouve sa spécificité. Voilà pourquoi le public l'apprécie : il se retrouve en mesure de la comprendre et éventuellement de s'y identifier. Mais ce qui est le plus intéressant dans la théorie de Baricco, c'est que sa vision de la nouvelle musique requiert selon lui un mode d'interprétation semblable à celui du cinéma. Pour Alessandro Baricco : « Tout cela montre un système de représentation et un modèle de spectacle différent de ceux qui étaient proposés par la symphonie classique, et plus généralement par la musique cultivée. Il est important qu'il demande au spectateur un type d'attitude, de décodage, de consommation, très proche de celui que demande le cinéma. ». [5] Voilà un fait que l'auteur décrit lui-même comme étant un paradoxe. Si sa conception de la musique plus commerciale ressemble beaucoup à celle d'Adorno, il ne fait toutefois pas preuve d'un mépris aussi grand! « Il se dégage un type musical qui, nonobstant sa prétention inébranlable au sérieux et au moderne, s'assimile à la culture de masse avec une débilité mentale calculée », [6] dixit Adorno, en parlant de la nouvelle musique. Pour ce qui est de la chanson, elle fait selon lui office de distraction, qui n'a pour but que de détourner le public de la véritable culture. « [ ] les auditeurs étant distraits par les réminiscences de ces refrains stupides, mais encore la sacro-sainte musique traditionnelle elle-même s'est assimilée, par son interprétation et pour l'existence des auditeurs, à la production commerciale de masse, ce qui ne laisse pas intacte sa substance. » [7] En somme, la chanson ne peut être que commerciale. Des préjugés de la sorte, qui ont longtemps témoigné de la valeur culturelle qu'on conférait à la chanson, sont sans doute à l'origine du fait qu'il a fallu attendre longtemps avant qu'on s'intéresse à la chanson comme sujet d'étude sérieux. Encore là, l'intérêt est venu de sociologues en tout premier lieu, comme Edgar Morin à titre d'exemple, et non de musicologues.
Pour Robert Léger, le chant est une forme d'ex
Dans la vie quotidienne, la chanson est associée au travail, au plaisir et aux revendications : en somme, elle « accompagne tous les moments de l'existence humaine ». [9] Léger soutient même l'idée qu'au Québec la valeur de la solidarité trouve écho dans les chansons à répondre, formant ainsi une société plus forte qui transmet certaines valeurs que cette même société engendre. Pauline Julien affirmait que la chanson est la mémoire même d'un peuple (le cinéma l'est aussi). Bruno Roy soutient que nous avons « privilégié l'aspect sémantique (idée ou chose soutenue) comme source de valeur. La réalité ontologique de la chanson québécoise se révélera plus nettement et est dépositaire de l'héritage des traditions nationales. » [10] L'histoire du Québec, étant marquée par sa quête d'identité, d'affranchissement et de survie, le thème de la politique ne peut qu'être récurrent dans l'histoire de la chanson d'ici. Mais son histoire, tout comme celle du cinéma en est une de langage. « La chanson, pense Vigneault, a même été l'occasion de la première rencontre de la population avec l'art du langage. Elle est le grand genre d'ex
Une autre distinction importante qu'il faut faire est celle entre chanson originale de film et chanson du répertoire chansonnier utilisée dans la bande sonore d'un film. La différence s'impose principalement lors de la sortie d'un film, car à ce moment, les chansons sont inconnues du public. Cette donnée sera modifiée par le temps, alors que la chanson prendra sa place dans la mémoire collective (si tel est le cas) et que le spectateur qui visionnera le même film quelques années plus tard aura un contact différent avec la chanson. Prenons le cas de la chanson Le Coeur est un oiseau, composé par Richard Desjardins pour le film Le Party (1989) de Pierre Falardeau. On a ici un très bon exemple d'une chanson qui a su se créer une carrière autonome dans l'histoire de la chanson d'ici, au point tel que plusieurs personnes ignorent que la chanson a été créée pour la bande sonore d'un film. Un spectateur qui découvrirait le film aujourd'hui risquerait fort probablement de connaître cette chanson; ainsi, il ne vivrait pas la même expérience que celui qui a vu le film lors de sa création. Certaines chansons de films deviennent même phénomène de société, comme ce fut le cas pour la chanson du film Les Boys (1997).
Si la chanson d'ici occupe une place importante dans notre cinématographie, il faut aussi mentionner que la collaboration entre les deux médiums se retrouve également dans « l'inter-référentialité » entre les deux formes d'art. De nombreux films de type documentaire ont été faits sur des auteurs et compositeurs du Québec. Par exemple, le film : Je chante pour (1972), réalisé par John Howe, porte sur la carrière musicale de Gilles Vigneault. On peut aussi retrouver plusieurs chanteurs et compositeurs dans des rôles de fiction au cinéma : Robert Charlebois dans le film de Jean-Pierre Lefebvre Jusqu'au coeur (1968), Claude Gauthier qui a participé à de nombreuses productions cinématographiques, de Entre la mer et l'eau douce (1967) (avec Georges D'Or) à Quand je serai parti vous vivrez encore (1999) de Michel Brault, Plume Latraverse dans Tendresse ordinaire (1973) de Jacques Leduc, Jean-Pierre Ferland dans le film Chanson pour Julie (1976) de Jacques Vallée ou encore Louise Forestier dans IXE-13 (1972) de Jacques Godbout (comédie musicale avec Les Cyniques). Notons aussi le cas particulier de Les Ordres (1974) de Michel Brault qui met à la fois en vedette Louise Forestier, Claude Gauthier ainsi que Jean Lapointe. Le cinéma actuel n'y échappe pas. On a récemment pu reconnaître la chanteuse Andrée Watters dans le film pour adolescents À vos marques; Party (2007) de Frédérique D'Amour ou encore Mitsou dans Coyote (1992) de Richard Ciupka ainsi que dans Les Invasions barbares (2004) de Denys Arcand et dans L'Odyssée d'Alice Tremblay (2002) de Denise Filiatrault, film dans lequel on peut également remarquer la performance de France d'Amour que l'on a aussi pu voir dans Les Boys III (2001). Si la chanson s'impose dans le cinéma québécois, il faut mentionner que de nombreuses chansons ont choisi le cinéma comme thématique: Hollywood Freak de Diane Dufresne, Luc Plamondon et François Cousineau, Comme au Cinéma de Sébastien Lacombe, Cinéma Cinéma de Gilles Carle interprétée par Chloé Sainte-Marie (qui se trouve à être également la bande sonore d'un documentaire de Gilles Carle portant sur le cinéma, qui s'intitule tout comme la chanson, Moi je me fais mon cinéma (1998).
Du côté de Michel Chion, il distingue également la chanson de la musique de cinéma. Il affirme : « Qu'a de spécifique une chanson, par rapport à une autre forme musicale? D'abord de répéter un refrain, donc de présenter la musique en tant que reprise textuelle; mais aussi de permettre d'accoler des paroles différentes sur la même musique de couplet, et ainsi d'accuser ce qu'ont de magique et de troublant l'arbitraire et la gratuité du rapport parole/musique- par opposition à la mélodie continue de l'aria d'opéra ou du style wagnérien. Le cinéma parlant, dans la mesure où il joue lui-même d'effets de superpositions aléatoires et contingentes (les paroles d'un personnage mises sur l'image d'un autre, une musique en «contrepoint» avec une scène parallèle), ne peut qu'être intéressé par une telle situation. Une chanson est en même temps le symbole de ce qui pour chacun d'entre nous est lié au plus intime de son destin, de ses émois, tout en restant libre comme l'air, et en demeurant la chose du monde la plus partagée, la plus commune, puisqu'elle est l'aspect le plus vulgarisé, le moins ésotérique, le plus anonyme de la musique. Un air de chanson est aussi parfois un chiffre, un code : le code des paroles implicite auquel il renvoie, même quand on ne les entend pas, et qui sont comme l'inconscient des notes. » Pour Chion, la chanson sert avant tout à créer un effet de circulation dans le film : « La chanson est cet élément simple et caractéristique, symbole d'un destin enfermé en quelques notes et en quelques mots, qui peut se promener dans tout un film, siffloter, chantonner, entonner avec ou sans paroles, dans l'écran ou depuis la fosse. Elle incarne, au cinéma, le principe même de circulation. Casablanca est l'archétype de cette situation, celle d'une chanson associée aux moments les plus heureux du couple, As time goes by. »
[1] Brugière, Bernard L'art dans l'art, p. 9 et 10
[2] Laurent Jullier, Le son au cinéma, chapitre 4
[3] Laurent Jullier, Le son au cinéma, chapitre 4
[4] Alessandro Baricco, L'âme de Hegel et la vaches du Wisconsin, p. 93
[5] Alessandro Baricco, L'âme de Hegel et la vaches du Wisconsin, p. 122
[6]Théodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, p. 16
[7] Théodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, p. 20
[8] Robert Léger, La chanson québécoise en question, p. 7
[9] Robert Léger, La chanson québécoise en question, p. 7
[10] Bruno Roy, Et cette Amérique chante en Québécois, p. 12
[11] Bruno Roy, Et cette Amérique chante en Québécois, p. 19
[12] Bruno Roy, Et cette Amérique chante en Québécois, p. 30
[44] Encyclopédie de la musique canadienne, site Web. encyclopédiecanadienne.ca